Faire un deuil professionnel
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Le deuil professionnel est un sujet dont on ne parle jamais. A tel point qu’il serait juste de se demander si le sujet n’est pas tabou ou trop anodin, voire de penser que ce n’est pas un sujet en tant que tel. Pas de chiffres, pas de statistiques, à peine quelques lignes sur le deuil du travail, sans plus.
Le deuil professionnel s’enclenche à la suite de constats que l’on fait, mais aussi de décisions imposées qui, dans un cas comme dans l’autre, nous contraignent à l’irréversible :
- lorsque nous prenons conscience que notre N+1 est, et restera, incapable de reconnaissance, toutes les tentatives de rationalisation ne dissiperons pas la douleur de l’indifférence. Nous abandonnons l’idée d’être reconnu, et par cet abandon c’est donc un deuil qui commence ;
- lorsque nous témoignons de la maltraitance d’un cadre baignant dans le répulsif de la certitude, nous sommes acculés au pied du mur du silence parce que la complaisance solidaire règne par foi dans les hautes strates et qu’il n’y a aucun levier. Cette impuissance est un deuil ;
- lorsque nous perdons notre travail parce que nous refusons de faire le chat qui se tortille à la jambe de son maître pour quelques sardines ou lorsque nous sommes obligés de choisir entre l’intégrité et l’indécente flatterie, c’est une injustice qui conduit au début d’un deuil. Il n’y a que le corrompu qui peut choisir, l’intègre, lui ne se pose pas la question ;
- lorsque nous voyons ces garnisons de « chouchous » autour des décideurs gourmands de pouvoir monarchique qui font du « deliveroo » entre faveurs et nominations faisant apparaître des fantômes qui avaient échoués partout ailleurs ; des postes comblés sans la décence d’un processus de recrutement minimalement digne, il est évident qu’un deuil s’opère.
Quand nous perdons progressivement confiance en nous, que nous nous retrouvons en plein conflit de valeurs, que nous perdons notre motivation à nous investir, que nous vivons un sentiment d’injustice grandissant, que nous ressentons un sentiment d’impuissance de plus en plus envahissant, quelque chose est en train de mourir en nous. Toutes ces charges émotionnelles, ces déceptions, ces changements imposés se transposent en deuil professionnel, une réelle épreuve de vie avec ses risques qui obligent au devoir d’accepter, sans pouvoir défendre l’injustice ni se défendre devant elle.
Force est d’admettre qu’il est impensable que le travail, avec toute la place qu’il prend presque comme un seul maître, ne provoque pas des séismes, des traumatismes, des plaies et des peines qui s’oublient difficilement, voire jamais. Le climat toxique d’une grande majorité d’entreprises et de collectivités ne peut que mener bien des personnes à vivre des deuils. Même avec un bagage rempli d’expériences positivement mémorables, elles deviennent soudainement plus fades, et battent en retrait face à un désenchantement qui avive peu à peu le stress, l’insomnie, la boule au ventre, les peurs de l’inconnu, la désillusion… A ce moment, nous venons de rompre avec le sentiment d’une certaine insouciance qui nous permettait d’arriver au travail en nous plaignant de la météo.
Même s’il est vécu différemment d’une personne à une autre, le deuil passe par plusieurs étapes : le déni, la colère, la négociation, la tristesse et finalement l'acceptation. Il peut être long à guérir, parfois même ne jamais guérir, tout comme il peut rapidement se dissiper, laissant malgré tout un sentiment d’amertume.
A la différence d’un deuil issu de la perte d’un être cher où la famille peut mutuellement se soutenir, le deuil professionnel, sauf exception lors de licenciements collectifs, se vit souvent à travers une extrême solitude, lourde et douloureuse. Et quoique les collègues puissent dire, leur compassion, leurs mots d’encouragement auront beaucoup de mal à se faire entendre, simplement parce qu’une douleur qui n’est pas intérieurement partagée, par ces mêmes vibrations qu’elle provoque, même au point de nous faire perdre pied, n’apporte que peu de réconfort. Et c’est d’autant plus difficile lorsque l’injustice en est responsable et qu’elle agit en raison du silence des autres face à cette injustice.
Vivre un tel deuil ne se limite pas à une perte de poste, mais aussi à la perte d’amis, de collègues, à la perte d’une famille professionnelle, à la perte de sens, de ces repères qui exigent souvent toute une réorganisation de notre vie, même lorsque nous décidons de nous soumettre en silence. C’est un chamboulement qui laisse peu de personnes indemnes. Pourtant, sans corruption professionnelle, le deuil ne serait qu’un phénomène isolé, mais malheureusement, il habite les corridors de tant d’organisations qu’il ne fait qu’attendre, dans l’indifférence la plus entière de ses dirigeants, ses prochaines victimes.
Québécoise au parcours atypique, d’abord psychologue clinicienne dans une large institution de santé, j’ai été rapidement saisie par l’impact du climat de travail sur les comportements, et, au même …
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