Le travail n’est-il pas notre soin palliatif ?

Publié le 29/03/2023 à 06:32 dans Risques psychosociaux.

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Il se peut que les informations contenues dans cet article et les liens ne soient plus à jour.

De plus en plus d’articles relèvent un nouveau questionnement qui pointe à l’horizon de l’après « bien-être » et après « QVTxyz », à savoir : notre rapport au travail.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, cela vaut peut-être la peine de chercher à comprendre pourquoi 64 % des personnels RH aujourd’hui sont en détresse psychologique, dont 63 % en situation de burn-out, et dont 34 % de burn-out sévère (sondage Opinionway pour Empreinte Humaine, mars 2022). Ces chiffres, catastrophiques, racontent une histoire de mises en scène qui, de toute évidence, ont mal tourné. Pourtant derrière le rideau, il y avait une dissimulation qui était bien calculée.

Les dirigeants qui ont opté pour les programmes QVT et tout l’apparat du bien-être, l’ont fait à partir de stratégies d’évitement. La première aura été de prouver leur bienveillance, pas si bienveillante si on regarde de plus près. En remettant aux ressources humaines la responsabilité de la qualité de vie au travail, il y avait une intention fielleuse de se débarrasser de toute la panoplie des contraintes humaines qui interférent avec leurs ambitions. Cette opération séduction a eu pour objectif réel de créer une étanchéité absolue, un plafond de verre infranchissable en abandonnant les RH avec l’impossibilité de travailler à des solutions systémiques, sachant que ceci dépasse largement leur pouvoir et leur mandat. Les RH se sont donc trouvées confrontées au sentiment d’impuissance et d’incohérence, et c’est bien ce qui rend toujours malade. Il n’est pas possible d’absorber les impacts de dysfonctionnements, de temporiser, d’accompagner, de militer pour l’amélioration des conditions de travail, de veiller aux remplacements de poste ou encore recruter tout en sachant que beaucoup de ces nouveaux arrivants finiront par partir, et se contenter de dire que ces impératifs ne sont que des problèmes RH.

Autre effet d’évitement assumé, c’est de rendre le salarié totalement responsable de son « bien-être » une fois toutes lesdites mesures de bien-être prises par l’employeur. Mais ces dirigeants ne sont pas les seuls dans l’évitement puisque le rapport Gollac conjointement avec l’INRS et leur description officielle des 6 facteurs de risques psychosociaux ont fait volontairement abstraction de nommer ceux qui sont responsables de ces facteurs. Etonnamment, en justice s’il n’y a pas de responsable, il n’y a pas possibilité de justice.

En 2016, Maxime Morand, un ancien directeur des ressources humaines connu en Suisse, écrivait « le bien-être au travail, c’est l’arnaque du nouveau siècle ». A peu près à la même période, Carl Cederström et André Spicer, deux chercheurs américains, se sont penchés sur cette quête de bien-être et leurs conclusions sont elles aussi, indéniablement sombres en évoquant toutes ses distorsions manipulatrices : « Les employés deviennent entièrement responsables de leur santé, indépendamment de l’organisation du travail dans laquelle ils évoluent. Leur démotivation est mise sur le compte d’un problème individuel plutôt que sur celui d’un environnement de travail toxique ».

Nous pourrions dès lors nous demander, et avec raison, si nous n’avons pas été dupés ou si les promesses de nirvana au travail ne serviraient pas davantage à combler une quête de sens face à nos propres dilemmes personnels. Au vu de ces interrogations, quel est notre rapport au travail ? Ne joue-t-il pas le rôle de soin palliatif ?

Et si toutes les réponses se situaient juste là, dans ce rapport à soi, probablement grand responsable de la distorsion de la relation que nous avons avec le travail ?

Alors, je vous pose la question : comment allez-vous sur le plan personnel ? Essayons de nous confronter à une certaine réalité contextuelle et à des faits.

D’après l’Observatoire 2021 sur la santé mentale :

  • 21 % de la population âgée de plus de 15 ans se voit prescrire des médicaments psychotropes au moins une fois par an ;
  • 5 millions de personnes consomment de l’alcool au quotidien ;
  • près de 1 million consomment du cannabis au quotidien dont 22 % des jeunes de moins de 30 ans ;
  • le taux de suicide est de 13,2 par 100 000 habitants, soit le plus haut taux d’Europe. Les tentatives de suicides enregistrées par les services hospitaliers et d’urgence dépassent la population de la ville de Bordeaux. Ce qui n’inclut pas les tentatives de suicide qui ne font pas l’objet d’un suivi médical ;
  • 1 personne sur 5 est touchée par un trouble psychique chaque année, soit 13 millions de personnes ;
  • 33 % des personnes en souffrance psychologique ne demandent jamais d’aide par peur d’être stigmatisées ;
  • 600 000 font usage de cocaïne régulièrement.

Ces chiffres n’incluent pas nécessairement tous ceux qui souffrent d’insatisfaction permanente, de dépendance relationnelle, de mauvaise estime de soi, etc. Bien évidemment, je ne parlais pas de vous, mais de votre voisin. Mais si tous les voisins vont assez mal, le travail ne peut pas aller très bien non plus. 42 % des salariés ont fait l’objet d’un arrêt maladie en 2022. Pour rappel, les mauvaises pratiques managériales sont aussi issues de l’histoire personnelle de chacun et non uniquement du manque de formation. Et une mauvaise pratique qui n’est pas corrigée devient une incompétence.

La santé des organisations ne parle jamais de bien-être ni de qualité de vie au travail. Mais elle oblige à la conscientisation managériale et la responsabilité partagée… et n’abandonne donc pas les RH sur un radeau face à l’impétuosité organisationnelle. Loin des effets de mode, la santé des organisations est la réponse des entreprises du futur parce qu’elle ouvre à la réflexion et la flexibilité ; elle ne définit pas l’ADN d’une entreprise mais elle s’avère un tremplin pour réussir à le faire et surtout elle conscientise l’entreprise face à elle-même et face à l’empreinte qu’elle laisse sur ceux qui la font vivre. En d’autres termes, la santé des organisations s’adresse aux dirigeants qui ont envie de réussir sans faire payer les autres.

Prisca Lepine auteur

Prisca Lépine

Québécoise au parcours atypique, d’abord psychologue clinicienne dans une large institution de santé, j’ai été rapidement saisie par l’impact du climat de travail sur les comportements, et, au même …