Suicide au travail : entre difficulté d’appréciation du lien causal et cadre juridique flou
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Suicide au travail : comment identifier le lien causal ?
La France se situe en Europe parmi les pays dont la fréquence de suicides est élevée, malgré une baisse du taux de suicide observée entre 2000 et 2016.
Certains des suicides ou tentatives de suicide semblent être en lien, a priori, avec le travail. Telle en est la première conclusion lorsqu’un salarié se donne la mort sur le lieu de son travail ou laisse une lettre incriminant ses conditions de travail à l’appui de son geste mortel.
Pour pouvoir qualifier un suicide de suicide « au travail », faut-il encore établir, à l’instar de la notion d’accident du travail, qu’un lien existe entre le suicide (l’acte) et le travail (les conditions) et c’est bien toute la difficulté, soulignent les rédacteurs du 4e rapport de l’Observatoire national sur le suicide. En effet, cette appréciation est délicate puisque subjective, les actes suicidaires n’étant pas uniquement liés à un facteur unique.
Et cette appréciation devient encore plus délicate eu égard aux enjeux qui peuvent en découler (responsabilité, enjeux financiers, etc.).
Parmi les méthodes ou critères permettant d’établir un lien entre le suicide et le travail, le rapport constate que la méthode statistique n’est pas efficiente car cette dernière a plutôt tendance à démontrer une sur ou sous mortalité dans des populations déterminées (professions, entreprise, catégorie socio professionnelle).
Certains suicides au travail auraient pour effet de lancer un « signal indiquant le sens que les victimes entendent donner à leur acte » exprimant « ainsi la volonté de la victime d’indiquer un lien entre l’acte commis et le lieu de travail » rendant « ainsi visibles des souffrances ressenties par des salariés dans l’exercice de leurs activités professionnelles ».
Ce sont les risques psychosociaux, et au-devant d’eux les conditions de travail dégradées, qui constituent les facteurs les plus probants de passage à l’acte suicidaire.
Autre critère évoqué pour tendre à trouver un lien causal entre suicide et travail : la fragilité des personnes. Le rapport amène à réfléchir sur la question de savoir si ce sont généralement des personnes plus vulnérables qui sont propices au passage à l’acte suicidaire. Là encore il ne s’agit pas d’un indicateur fiable puisqu’il est démontré que « la personnalité de ces personnes diffère de celle qui est classiquement décrite dans la plupart des suicides ». Pour autant, « le suicide au travail est bien lié à des failles dans la personnalité, mais (...) ces failles n’ont rien en soi de pathologique. Elles n’entraînent pas de troubles mentaux » amenant à un suicide.
Le profil des personnes qui se suicident au travail est généralement composé d’un investissement intense dans l’activité professionnelle, en attente de reconnaissance de leur activité par la hiérarchie, des professionnels confirmés. Le suicide serait alors provoqué par « un drame de la conscience professionnelle induit par un bouleversement des normes régissant leur travail »… Le risque psychosocial est donc identifié.
Cette difficulté à trouver une analyse de causalité efficiente est malheureusement accentuée par un encadrement juridique encore balbutiant n’offrant que réparation et non réponse en guise de « prévention ».
Prévention du suicide au travail : l’attente d’une réponse législative adaptée
Si le travail participe à l’épanouissement voire l’émancipation sociale du salarié, elle peut être aussi source d’une extrême souffrance conduisant à un geste suicidaire.
Et pourtant, le rapport pointe du doigt l’existence ancienne de la législation sur la prévention de la santé. Dès 1989, une directive européenne oblige l’employeur à assurer la sécurité et la santé des travailleurs dans tous les aspects liés au travail. La loi française, quant à elle prévoit, depuis 1991, que l’employeur est titulaire d’une obligation générale de prévenir tous les risques liés au travail. Cependant, en pratique, cette obligation générale de prévention porte surtout sur la santé physique et non sur la santé morale.
Ce n’est pourtant qu’en 2002 que l’obligation de prévention intègre enfin la question de l’impact du travail comme risque sur la santé psychique. S’en est alors ensuit une jurisprudence abondante sur le risque impactant la santé physique et mentale, et permettant aussi d’intégrer la question du suicide dans le droit de la prévention en santé au travail.
Grâce à ce travail jurisprudentiel, les juges consacrent en 2002 l’obligation générale pour l’employeur de prévenir non seulement tous les risques, mais aussi et surtout de faire en sorte d’éviter la réalisation du risque. De telle sorte que l’employeur doit penser l’organisation du travail dès le début afin de ne pas altérer la santé physique ni la santé psychique des salariés. Le moindre manquement de l’employeur est sanctionné. Cette obligation de résultat s’est peu à peu transformée en obligation de moyens renforcés, permettant à l’employeur de s’exonérer de sa responsabilité lorsqu’il prouve qu’il a tout mis en œuvre pour éviter que le risque ne survienne.
Cet arsenal juridique est complété par divers moyens humains. Tout d’abord en interne à l’entreprise, sont présentes les institutions représentatives du personnel dont le rôle en matière de prévention de la santé est inscrite dans leurs missions légales.
De même, les services de santé au travail à travers le médecin du travail et son équipe pluridisciplinaire sont des acteurs de la prévention en santé à même de prévenir, repérer des situations de souffrance au travail pouvant conduire à un suicide.
Malgré toutes ces législations et ces mécanismes, il n’existe pas de droit de la prévention spécifique aux risques au travail impactant la santé psychique et donc le suicide au travail, puisque l’angle du risque est avant tout orienté « risque physique ».
Seul recours possible, l’analyse du juge et ses décisions de justice qui peuvent faire jurisprudence. Mais cette dernière concerne surtout l’application de la législation professionnelle, c’est-à-dire la reconnaissance ou non du suicide en accident du travail ou bien celle des dépressions liées au harcèlement au travail en accident du travail ou en maladie professionnelle.
Malgré cela l’imputabilité du suicide au travail et à ses conditions de travail reste difficile à prouver.
Un plaidoyer pour créer un droit de la prévention des risques au travail est annoncé. Le droit français est cependant encore trop centré sur une approche curative du suicide au travail par une action en réparation, qui n’est pas une réponse mais une compensation.
Afin de vous aider à identifier les situations favorisant l’apparition des risques psychosociaux et à mettre en place les actions nécessaires pour y remédier, les Editions Tissot vous proposent un ensemble de documentations, dépliants, etc. relatif à la prévention des risques psychosociaux.
Observatoire national du suicide, « SUICIDE : Quels liens avec le travail et le chômage ? Penser la prévention et les systèmes d’information », 4e rapport, juin 2020
Juriste droit social
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