Jurisprudence sociale
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Cassation sociale, 1er juin 2023, n° 22-11.310
Bien qu’il ne soit pas nécessaire que le lanceur d’alerte qualifie lui-même les faits dénoncés de crime ou de délit, il appartient aux juges de vérifier si l’employeur pouvait légitimement savoir que ces faits encouraient une telle qualification pénale.
RÉPUBLIQUE FRANCAISE AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
SOC.
HA
COUR DE CASSATION ______________________
Audience publique du 1er juin 2023
Cassation
M. SOMMER, président
Arrêt n° 635 FS-B
Pourvoi n° Y 22-11.310
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS _________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 1ER JUIN 2023
La société Gableo, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 1], a formé le pourvoi n° Y 22-11.310 contre l'arrêt rendu le 16 décembre 2021 par la cour d'appel de Dijon (chambre sociale), dans le litige l'opposant à M. [L] [J], domicilié [Adresse 2], défendeur à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Barincou, conseiller, les observations de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Gableo, de la SCP Thouvenin, Coudray et Grévy, avocat de M. [J], et l'avis de M. Gambert, avocat général, après débats en l'audience publique du 18 avril 2023 où étaient présents M. Sommer, président, M. Barincou, conseiller rapporteur, Mme Mariette, conseiller doyen, MM. Pietton, Seguy, Mmes Grandemange, Douxami, conseillers, M. Le Corre, Mme Prieur, M. Carillon, Mme Maitral, conseillers référendaires, M. Gambert, avocat général, et Mme Pontonnier, greffier de chambre,
la chambre sociale de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Dijon, 16 décembre 2021), M. [J] a été engagé en qualité de directeur d'exploitation, superviseur de site, par la société Gableo (la société), le 6 décembre 2014. M. [J] était en outre associé de cette société dont il détenait 15 % des parts sociales.
2. Le 27 décembre 2017, le salarié a adressé un courriel au président de la société pour manifester son désaccord avec la mise en place d'une carte de fidélité.
3. Le 5 mars 2018, le salarié a été licencié pour faute grave et insuffisance professionnelle.
4. Contestant ce licenciement, le salarié a saisi la juridiction prud'homale.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
5. L'employeur fait grief à l'arrêt de dire que le licenciement n'est pas justifié par une cause grave, que ce licenciement est nul et de le condamner à payer au salarié diverses sommes à titre de dommages-intérêts pour licenciement nul, d'indemnité conventionnelle de licenciement, d'indemnité compensatrice de préavis, de rappel de salaire sur mise à pied conservatoire et de congés payés sur préavis et mise à pied, alors « que la mention dans la lettre de licenciement d'une plainte formulée par l'intéressé en qualité d'associé de l'entreprise et du stratagème organisé en vue de la cession de ses parts à un montant exorbitant, n'implique pas que le licenciement est motivé, même pour partie, par cette plainte ; qu'en l'espèce, dans la lettre de licenciement, après avoir rappelé la plainte émise par M. [J], en qualité d'associé, en décembre 2017, sur les conditions de commercialisation de la carte Passtime et la tentative postérieure de M. [J] de monnayer la vente de ses parts à un prix exorbitant en contrepartie de sa renonciation au signalement d'une alerte, la société Gableo indiquait avoir décidé la rupture du contrat de travail du salarié, en raison, d'une part, d'une "violation des règles élémentaires de loyauté et de bonne foi dans l'exécution de son contrat de travail", lui reprochant à cet égard des manquements délibérés à ses obligations de gestion de la cafétéria dont il était responsable et, d'autre part, de son "insuffisance professionnelle" ; que la lettre de licenciement n'établissait donc aucun lien entre l'alerte émise par M. [J] en qualité d'associé visant à céder ses parts à un montant exorbitant, et la décision de la société Gableo de rompre son contrat de travail ; qu'en se bornant à relever que la lettre de licenciement faisait état de la dénonciation de faits pouvant recevoir une qualification pénale, pour en déduire que le licenciement est consécutif au moins pour partie à une dénonciation d'un fait pouvant recevoir une qualification pénale et que la nullité du licenciement est encourue, la cour d'appel a donné à cette mention de la lettre de licenciement une portée qu'elle n'avait pas et violé l'article L. 232-6 du code du travail. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
6. Le salarié soulève l'irrecevabilité du moyen en raison de sa nouveauté.
7. Cependant le moyen tiré de l'immunité dont bénéficie le salarié qui dénonce des faits constitutifs d'un crime ou d'un délit était inclus dans le débat devant la cour d'appel.
8. Le moyen, qui n'est pas nouveau, est donc recevable.
Bien-fondé du moyen
Vu les articles L. 1132-3-3 et L. 1132-4 du code du travail, dans leur rédaction antérieure à la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022 :
9. Selon les deux premiers alinéas du premier de ces textes, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, pour avoir relaté ou témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d'un délit ou d'un crime dont il aurait eu connaissance dans l'exercice de ses fonctions ou pour avoir signalé une alerte dans le respect des articles 6 à 8 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.
10. Aux termes du second, toute disposition ou tout acte pris à l'égard d'un salarié en méconnaissance de ces dispositions est nul.
11. Il en résulte que le grief énoncé dans la lettre de licenciement tiré de la relation par le salarié de faits qui, s'ils étaient établis, seraient de nature à caractériser un crime ou un délit, ou une violation grave et manifeste d'un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d'un acte unilatéral d'une organisation internationale pris sur le fondement d'un tel engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un préjudice graves pour l'intérêt général, emporte à lui seul la nullité du licenciement.
12. Pour déclarer le licenciement nul, la cour a d'abord relevé que le salarié avait adressé, le 27 décembre 2017, un courriel au président de la société pour manifester son désaccord concernant la vente ou l'offre d'une carte de fidélité en indiquant que la légalité ou la régularité de la procédure lui semblait douteuse et qu'en tant qu'associé, il ne s'y retrouvait pas dès lors que cette opération supprimait indûment du chiffre d'affaires. Elle a ensuite constaté que la lettre de licenciement reprochait au salarié la dénonciation faite le 27 décembre 2017 et la qualifiait de stratagème utilisé sous forme de menace et de chantage dans le cadre d'une réunion prévue le 25 janvier 2018 pour notamment obtenir une rupture conventionnelle du contrat de travail et la négociation du rachat de ses parts d'associé.
13. L'arrêt retient que la lettre de licenciement fait état, dans son ensemble, de la dénonciation de faits pouvant recevoir une qualification pénale en ce qu'elle énonce : « Vous m'avez alors proposé un rachat de vos parts sociales immédiat, à un prix exorbitant (100 000 euros) et une rupture conventionnelle de votre contrat avec départ immédiat, en contrepartie de votre renonciation au signalement d'une alerte. Notre comptable et moi-même avons été estomaqués de votre démarche, qui loin d'être une querelle d'associés sur le fonctionnement de la société ou une dénonciation de bonne foi, s'avérait en réalité n'être qu'un stratagème destiné à sortir de la société rapidement et battre monnaie. J'ai refusé de céder à vos menaces et chantage ». Il souligne également que la bonne foi du salarié qui dénonce un délit est présumée et que l'employeur n'apporte pas d'élément probant renversant cette présomption.
14. Il en déduit que le licenciement est consécutif, au moins pour partie, à une dénonciation d'un fait pouvant recevoir une qualification pénale, de sorte que la nullité de ce licenciement est encourue.
15. En statuant ainsi, sans constater que le salarié avait, dans le courriel litigieux, relaté ou témoigné de faits susceptibles d'être constitutifs d'un délit ou d'un crime et que l'employeur ne pouvait légitimement ignorer que, par ce message, le salarié dénonçait de tels faits, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE et annule, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 16 décembre 2021, entre les parties, par la cour d'appel de Dijon ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Besançon ;
Condamne M. [J] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du premier juin deux mille vingt-trois. ECLI:FR:CCASS:2023:SO00635
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